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Carnet de gares
13 octobre 2010

Don Khon, à la dérive sur le Mékong

Un voyage de huit mois est comme une course d’endurance : quand on va trop vite, on s’essouffle et on risque une overdose de vie itinérante, à laquelle notre culture et notre mode de vie ne nous ont pas préparés. Si Phan Don, ou les quatre mille îles sur le Mékong, s’imposait comme une évidence pour nous reposer après le Vietnam. Il n’y a qu’à ouvrir le Lonely Planet pour s’en persuader : « […] on imagine sans peine les îles dériver jusqu’au Cambodge sans que personne ne bouge de son hamac. » Nous sommes donc partis en quête de notre hamac sur la petite île de Don Khon, où nous avons passé quatre jours à regarder passer ledit Mékong, et une journée à faire le tour des lieux – car je fais partie de ces gens qui se sentent coupables dans un pays étranger de rester à l’hôtel sans jamais mettre le nez dehors.

Don Khon est une île à deux visages. Le premier, exotique et attirant, nous a ensorcelé chaque jour et enlevé toute envie de reprendre la route. La guesthouse, une maison en bois sombre verni sur pilotis, les pieds dans le fleuve, les yeux sur l’autre rive couverte de palmiers. Le restaurant, une grande terrasse où l’on mange des nouilles sautées thaï ou des currys au lait de coco en regardant le soleil se coucher et colorer l’eau dans des tons Walt Disney. Les enfants qui nous sourient avec les yeux, la bouche et le cœur. L’expatrié sympa, un anglais bilingue français à l’accent toulousain, qui a trouvé son bout de paradis sur l’île, où il veut y monter un business sans prétention et sauver les serpents de l’assiette des locaux en ouvrant un petit zoo. La famille de propriétaire : le père qui chante tous les soirs sur la même chanson pop lao, la maman qui lave le bébé dans le fleuve, la fille de huit ans qui joue dans le Mékong.

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Mais il y a le revers de la médaille… Depuis quelques années, l’électricité est arrivée sur l’île, l’air conditionné a été installé dans les chambres mal isolées et les prix ont doublé. La petite fille de douze ans qui nous sert au restaurant n’est pas, comme nous le pensions, l’aînée de la famille qui donne un coup de main : c’est une employée, elle a déjà fini l’école pour entrer dans le monde merveilleux du travail. Heureusement qu’elle commence tôt, parce qu’ici l’espérance de vie est de 57 ans, l’âge du père. D’ailleurs, le père, s’il chante tous les soirs, c’est qu’il est rond comme un boudin, bourré au lao-lao, alcool de riz local, qu’il ingurgite depuis huit heures du matin. Quand les parents mourront, la guesthouse et le restaurant reviendront de droit à la petite fille de huit ans, déjà bien consciente de la vie qui l’attend. Quant à notre ami à l’accent pastaga, il s’étonne encore de la cérémonie shamanique à laquelle les habitants l’ont convié peu avant notre arrivée : un règlement de compte entre un mort et un vivant. Pour que les familles se réconcilient, le sorcier en transe orchestre la vengeance du défunt : un membre de sa famille, possédé, mime des coups de couteaux sur la poitrine de son ancien ennemi. Il paraît que sur l’île, il y a des esprits dans les cascades et des fantômes accrochés aux bambous. Et pour les étrangers en quête de paradis, il y a la marijuana qui pousse comme du chiendent. La première fois qu’il a posé le pied sur l’île, l’Anglais-Toulousain n’a pas décollé pendant trois mois de son hamac, sous lequel diminuait lentement un kilo d’herbe dans un sac Intermarché.

Pas besoin de creuser bien profond pour entrevoir la réalité de la vie sur l’île. En en faisant le tour, on en voit un peu plus. Il y a les chiens errants, les poules déplumées, les enfants pouilleux qui courent pieds-nus sur les chemins de terre, la petite fille qui veut nous échanger un agrume qu’elle vient de cueillir contre un stylo, la voie ferrée rouillée, abandonnée après le départ des Français, les graminées qui se collent aux vêtements, les serpents cachés dans les buissons, les fourmis rouges et les bestioles qui se faufilent dans le cou. Mais c’est aussi la jungle, les fleurs sauvages veloutées dont nos fleuristes rêvent la nuit, les bruits d’animaux, les lianes, les buffles qui pataugent dans des flaques de boue, le vrombissement des cascades où deux Japonais se sont récemment tués en prenant des photos d’un peu trop près, l’odeur capiteuse et chaude de la forêt, la pulpe acide et rafraichissante d’un pomelo sauvage. De l’exotique en concentré.

Au bout de cinq jours, nous fermons pour la dernière fois la porte de notre bungalow, disons au revoir à la famille et à l’Anglais-Toulousain, avant de monter dans la longue barque en bois qui nous ramène sur la terre ferme. Nous filons à toute allure sur les eaux boueuses du Mékong, entre les arbres qui attendent la saison sèche pour sortir les pieds de l’eau et les îlots submergés qui pourrait crever la coque si le pilote ne connaissait pas le coin comme sa poche. Le bruit du moteur, la chaleur moite, des Laotiens qui nous regardent passer sans un sourire depuis leur bout d’île. Des images d’Apocalypse Now surgissent dans ma tête. Exotisme gluant, séduction empoisonnée de ces lieux du bout du monde, d’où il est toujours difficile de s’arracher. Je serais bien restée un peu plus longtemps, pout témoigner de la suite. Je me demande à quoi ressemblera cet endroit dans quelques années. Aseptisé par le tourisme ou rongé de l’intérieur ? En tout cas, en montant dans le bus ouvert aux quatre vents qui nous ramène à Paksé, j’ai l’impression de sortir d’un rêve. De revenir à la réalité.

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Commentaires
L
C'est nous,les cyclistes Elena et Thierry que avez rencontrez a Luang Prabang et ici a Vientiane. Bravo, votre site est une belle référence pour les voyageurs. On suivras vos aventures et puiserons certaines info, Merci. Profitez bien et a bientot.
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