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Carnet de gares
12 janvier 2011

Bali, le touriste et la sorcière

24 décembre 2010

La veille de Noël, maman, Sophie, Tristan et moi nous installons sur le balcon de notre bungalow, autour d’une bouteille de vin et d’une planche de saucisson. Je porte pour l’occasion un bonnet de père Noël, seul détail qui nous rappelle la date du jour. Il fait chaud, les grillons chantent, les geckos poussent leur petit cri rauque, les orchidées se balancent dans leur nid en coque de noix de coco. Nous pourrions être n’importe quel jour de l’année, ce qui compte vraiment est de revoir ma mère et ma sœur après six mois de voyage. La veille, les retrouvailles à l’aéroport ont été émouvantes, et nous avons à peine regardé par la fenêtre le paysage balinais défiler, les temples et les mâts en bambou qui bordent la route, les petites offrandes carrées que les gens posent par centaines chaque jour devant tous les lieux de la vie quotidienne, les rizières vert vif. Nous étions absorbés dans nos discussions effrénées, où l’on s’efforce d’abord de dire tout ce qui nous passe par la tête pour rattraper les mois de silence, puis où l’on finit par se taire parce qu’il n’y a finalement que la tendresse d’un regard et le plaisir de partager un dîner pour guérir l’absence.

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Une fois l’habitude retrouvée du quotidien en famille, on se jette dans Bali la tête la première pour goûter à cette île dont on nous a dit tant de choses. Le premier constat, c’est que nous n’avons jamais vu de lieu où la spiritualité et la religion sont si importantes, omniprésentes, imbriquées dans la vie quotidienne. La vie entière d’un Balinais est bénie des dieux, guidée par des croyances, ponctuée de prières et de cérémonies spécifiques. C’est un mélange d’animisme originel – la déesse des rizières, les mauvais et les bons esprits, le niveau de la mer maudit et le haut des montagnes sacré  – et d’Hindouisme : Vishnou, Brahma, Shiva. Dans un village, il y a un temple par divinité, un temple par famille et des autels dans les maisons. Les gens passent leur temps à fabriquer des offrandes en feuille de palme et en bambou, certaines élevées au rang d’œuvre d’art pour certaines occasions. Plusieurs fois par jour, on pose des offrandes à divers endroits (pas de porte, escaliers, entrées de temple, ponts, boutiques, bords de piscine, bords de route…), on les bénit avec de l’eau et on met des bâtonnets d’encens fumant dessus. A chaque fois que nous visitons un temple, il s’y passe quelque chose, ou on y prépare une future célébration. A l’approche d’une fête, toute la communauté participe à sa mise en place : le village entier quand il s’agit d’une date précise du calendrier, ou la famille pour les évènements privés. Les grandes fêtes commerciales n’ont pas atteint l’île et personne ne se soucie de Noël, à part pour attirer les touristes dans les boutiques et les restaurants. Pour les anniversaires, on ne fait pas de cadeaux mais on se rend au temple. Les offrandes sont spécifiques à chaque occasion : le matin on ajoute du riz à l’habituel assemblage de fleurs et de plantes, mais parfois nous y trouvons des biscuits en forme d’animaux, des confiseries, des fruits. Les premiers jours, nous sommes éberlués par ces innombrables démonstrations de foi et de superstitions. Puis on finit par trouver normal qu’une île de trois millions d’habitants soit en célébration trois cent soixante cinq jours par an.

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Il y a vingt-quatre ans, à sa première visite, maman a eu la chance de découvrir Bali par le petit trou de la serrure, d’approcher de près la population, d’assister comme un témoin muet à des fêtes et des danses rituelles, d’être accueillie avec le sourire par des Balinais curieux et chaleureux. Mais depuis, ces derniers ont vu défiler des millions de touristes dans les enceintes de leurs temples, certains d’entre eux moins respectueux que d’autres ; ils ont compris la valeur du dollar et trouvé la clé d’un enrichissement facile. Ils ont mis des distances entre leur vie et le regard des visiteurs, inventé des intermédiaires, organisé un monde parallèle de culture balinaise facile à digérer. Maintenant, en y mettant le prix, on peut se payer une heure de Legong, la danse qui met en scène le combat du Bien, le gentil Barong poilu, contre le Mal, la vilaine sorcière Rangda, suivi d’un ou deux morceaux de gamelan et d’un dîner aux chandelles. Le touriste pressé aura la satisfaction d’avoir fait le tour de l’île en une soirée, et les organisateurs d’avoir gagné leur blé. Plus un professionnel de tourisme ne donne les dates ni n’organise de visite dans les villages pendant une véritable cérémonie, où les danses durent des heures au son du gamelan. Les Balinais ont protégé ce qu’ils ont de plus intime et on ne peut leur en tenir rigueur ; « l’authentique » Bali a donc refermé ses portes, sauf peut-être à quelques-uns qui ont le temps et le don de tisser des liens avec des habitants et de se faire tout petits dans leurs cérémonies nocturnes.

Avec ce tourisme en kit sont apparus inévitablement les profiteurs en tout genre, qui ternissent la réputation du caractère affable balinais en essayant de vous extorquer de l’argent par tous les moyens. On les trouve dans les endroits les plus touristiques, qui sont aussi parmi les plus beaux évidemment, et nous sommes partagés entre l’envie de les éviter et la quasi nécessité de les supporter pour visiter des lieux qui valent le détour. En une journée nous avons réussi le triathlon des pires expériences de ce genre : le matin, nous visitons le merveilleux temple Pura Besakih, le plus sacré de l’île. On paye une première fois un morceau de route, soit disant pour financer la réfection (en tout cas pas pour en combler les énormes trous), puis le parking, puis les guides s’interposent et nous empêchent de passer tant que nous n’en payons pas un pour monter avec nous. Ils nous assurent qu’une cérémonie est en train de se dérouler à l’intérieur et que les visiteurs ne peuvent pas entrer seuls. Evidemment ils mentent, mais il faut s’incliner ou leur passer sur le corps. Plus tard, on nous arrête à Penelokan, sur les bords du lac Batur, pour nous faire payer la route. Or il y a tellement de brouillard qu’on ne voit pas à dix mètres, et cette route est aussi la seule dans la région pour rejoindre la côte Nord. Devant nos yeux, les « gardes » laissent passer tous les véhicules balinais et n’arrêtent que les voitures de location. Nous refusons tout net de payer, et le sympathique personnage qui tient la manche de ma sœur par la fenêtre ouverte menace de nous suivre pour vérifier que nous ne nous arrêterons pas sur les bords du lac. Un peu plus loin, impossible d’échapper au racket organisé si on veut se garer deux minutes pour prendre une photo : tous les cinq mètres quelqu’un se tient prêt à sauter sur les touristes pour leur faire payer le « parking ». Pour clore la journée en beauté, nous sommes suivis à Lovina par plusieurs rabatteurs à scooter qui nous attendent devant chaque porte d’hôtel pour nous emmener au leur. Nous finissons par en suivre un, et comprenons vite qu’il choisit en fait un hôtel au hasard auquel il demande une commission pour nous y avoir amenés. Il nous faudra une bonne journée de repos pour nous remettre et retrouver goût au voyage balinais.

Mais à côté de ça, Bali est le cadre merveilleux de vacances en famille privilégiées. Le standing de nos hébergements a fait un bond au plafond – merci maman – et nous dormons dans des endroits sublimes. Je découvre avec ravissement la cuisine balinaise : des mélanges d’épices, de la noix de coco sous toutes ses formes, l’équilibre entre le sucré et le salé, le doux et l’acide, le croquant et le fondant. Les plats de fête sont particulièrement réjouissants : une farandole de plats de viandes, de poissons et de légumes, parfumés l’un à la coco, l’autre à la citronnelle, le dernier au gingembre, où l’on ajoute des cacahouètes grillées, de la noix de coco râpée, des chips croustillantes et de la sauce au piment. On se sert plusieurs fois pour inventer à chaque tour un goût différent. Malgré le mauvais temps en cette saison des pluies, nous traversons des paysages magnifiques, rizières en terrasses sur fond de volcan, forêt vierge embrumée d’où surgit une cascade, plage noire brillante qui se découpe sur le ciel bleu foncé, panoramas interminables de verts craquants et de maisons traditionnelles au toit de chaume. Pas une construction en béton, y compris dans les villes et les villages. Et des gens qui sourient, des enfants qui crient bonjour, des regards étonnés, des rencontres drôles ou passionnantes ; des sourires et des sourires qui parlent, accueillent et remercient.

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Bali ne ressemble à aucun des pays que nous avons traversés. L’île est comme coupée du monde, et si la modernité est visible, elle n’a pas abîmé la culture et la spiritualité balinaise. Partout nous découvrons le souci du beau et de la perfection : dans leurs sculptures, leurs décorations éphémères en feuilles, leurs temples comme leurs beaux hôtels, les Balinais excellent dans l’art du décor et de la mise en place. Nous retrouvons comme partout le problème du plastique et des ordures sur les bords de route et dans les cours d’eau, certains habitants sont misérables et partagent des logements insalubres avec plusieurs autres familles, la société est divisée en castes qui entretiennent une inégalité parfois choquante. Mais à Bali, les gens vivent main dans la main avec les dieux, et les stands des marchés crasseux croulent sous des monceaux de fleurs.

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Commentaires
N
EXCELLENT !Je constate que les choses n'ont pas tant changé que ça .. j'ai à peu près fais le même voyage , avec quelques destinations suplementaires sur 18 mois , il ya déja bien longtemps ....je garde ton blog dans mes favoris afin de le relire tranquillement ...
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