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Carnet de gares

4 juillet 2011

Nouvelle expérience, nouveau blog

Chers lecteurs,

Si je ne publie plus sur ce blog depuis la fin du voyage, je n'ai pas pour autant cessé mes activités créatives ! Venez jeter un coup d'oeil ici, et voir les vidéos en stop motion que j'ai réalisées depuis mon retour...

 

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28 mars 2011

Taj Mahal et Fatehpur Sikri, l’autre Inde

 

5  février 2011

Nous attendions de le voir depuis notre départ, et sans doute bien avant, quand nos yeux d’enfant se sont posés pour la première fois sur une image du mythique Taj Mahal. Tout le monde le connait, et pourtant le découvrir « pour de vrai », dans un brouillard rose depuis la terrasse de l’hôtel, a le goût inoubliable d’un premier baiser. Au premier plan, quatre singes gris escaladent les façades aux couleurs fanées ; des fenêtres sans vitres s’illuminent, laissant voir en contrejour des silhouettes féminines exécutant les dernières tâches de la journée. Sur un toit, deux hommes entraînent leurs pigeons à rentrer au bercail en faisant de grands gestes. La ville d’Agra est belle vue de loin et de haut, quand les toits plats laissent vagabonder le regard jusqu’à la première porte rouge monumentale du Taj, introduction magnifique au dôme parfaitement lisse couleur chantilly, flanqué de ses quatre minarets construits un peu penchés vers l’extérieur pour éviter qu’ils ne tombent sur leur protégé. En bas, dans la rue, les enfants essaient de vendre des petits Taj Mahal en faux marbre, les égouts à ciel ouvert sont parfois plus larges que les ruelles et les gens nous regardent passer d’un œil noir, comme avant nous les millions de touristes, pantalon Quechua et pataugas neuves, qui viennent admirer les monuments sublimes construits sur ce tas de merde. On ne traverse Agra sereinement que caché dans un rickshaw, l’œil attentif à chaque coin de rue, car dans ce pays la misère est photogénique. Tous les mètres c’est l’Inde entière dans un détail. Un char à bœuf qui trimballe dix gamins, des affiches de cinéma peintes sur les murs décrépis, des stands de douceurs empilées qui échappent à peine à la poussière, des carrioles à grandes roues croulant sous un tas de pommes vert fluo, des femmes en sari sur le porte-bagage de motos pétaradantes ou de vélos rouillés, des affiches Vodaphone et des inscriptions en sanskrit peintes en noir sur un mur rose, des hommes qui se recoiffent dans le reflet brouillé d’un rétroviseur…

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L’agitation de la rue s’éteint aux portes du Fort d’Agra, que nous allons visiter avant le Taj. Nous traversons une grande cour plantée de pelouse où des dizaines d’écureuils rayés se courent après ou s’approchent timidement des touristes blancs – les seuls à trouver ça encore exotique – avant de s’enfuir à toute vitesse vers un tronc d’arbre. Le fort est gigantesque, blanc et ocre, marbre et brique, lumineux et doux, silencieux et tiède. Un autre monde. Le regard est captivé par les volumes imposants, puis par un détail d’une finesse extraordinaire, comme si on pouvait broder du marbre et tricoter la pierre. C’est aussi beau de près que de loin, et chaque fois que j’entre dans un nouvel espace, j’ai la mâchoire qui tombe. La plupart des pièces ont pour seul toit le ciel, plus souvent bleu que chez nous, dont l’éclat reflété par le marbre immaculé baigne le tout dans une luminosité merveilleuse et fraîche, protégée des ténèbres de l’extérieur.

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Ensuite, nous traversons la rivière noire et visqueuse pour voir le Baby Taj, le mausolée du grand-père de Mumtaz Mahal, la femme pour laquelle Shah Jahan a fait construire le Taj Mahal. Ce petit monument dont les murs en marbre blanc sont incrustés de pierres semi-précieuses qui forment des motifs de fruits, de vases de fleurs et d’arbres, n’usurpe pas son surnom de « jewel box », boîte à bijoux. Les matériaux, en provenance des quatre coins de l’Asie, donnent une idée de l’étendue de la puissance indienne à l’époque (le Baby Taj a été construit dans la première partie du XVIIème siècle). En contrebas des jardins, la rivière coule paresseusement comme un gros serpent noir, séparée en deux par une bande de sable où sèchent de grands draps de coton multicolores. Sur la berge, j’observe des femmes pliées en deux qui façonnent des disques de bouse de vache, futur combustible dans les fours à pain et à viande qu’on appelle tandoor. Le guide nous explique que la bouse donne un bon goût aux chappattis, ces pains ronds et plats qu’on trempe dans la sauce des currys.

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Le soleil est déjà bas quand nous passons la grande porte rouge du Taj Mahal. Pas de guide pour nous harceler, pas d’arnaque sur le prix des billets : ils ont dû se faire taper sur les doigts pour laisser à ce point les touristes tranquilles. On sent l’excitation monter dans la foule de visiteurs quand on aperçoit le Taj au loin, encadré par l’élégante arche de la grande porte. Comme tout le monde je sautille sur place, impatiente de capturer la première image, de prendre la première mauvaise photo où je pose en contrejour, parce qu’ici on ne s’embarrasse pas de snobisme. C’est beau, et puis c’est tout. On avance lentement, aimantés par la gigantesque structure, dont le reflet dans le canal creusé au milieu du jardin est aussi pur et délicat que sur les images. C’est lisse et blanc, mais le temps a eu le bon goût de donner une patine et des reflets roses et beiges au marbre, qui renvoie au soleil ses rayons dans la figure, comme pour lui signifier qu’il a un concurrent. Nous chaussons les protections de chaussures rouges qu’on nous a données à l’entrée pour monter les marches et faire le tour du mausolée. Le bas des murs est sculpté de motifs floraux ; l’intérieur sombre et bondé ne vaut finalement pas l’extérieur, même si le travail des moucharabiés en marbre et des incrustations de pierres précieuses laisse rêveur. On ne cesse de me dire depuis mon retour qu’il doit y avoir bien trop de monde pour profiter du moment : ce n’est qu’en partie vrai. Les touristes indiens, habillés sur leur trente-et-un, femmes en saris bruissant et scintillant de mille feux, enfants en robes de tulle, font partie du spectacle. De toute évidence, c’est la sortie d’une vie pour ces gens qui viennent de partout dans le pays comme en pèlerinage. Imaginez la queue en bas de la Tour Eiffel, chapeaux haut-de-forme et redingotes, robes de soie et gants de velours, ça aurait une autre classe. Alors je m’assoie avec Tristan, les fesses sur le mythe, en tailleur, la tête entre les mains, et je suis au spectacle. Un peu plus loin, un couple d’hommes allemands, un mince un gros, un petit un grand, tee-shirt rouge, casquette de baseball et short trop court, se penche pour prendre en photo une belle famille indienne qui se pavane timidement au bout de leur gros objectif. Derrière eux, une petite fille à couettes habillée en rose bonbon photographie son père affalé sur le marbre. Le soleil baisse sur ce spectacle vivant, et la scène change de couleur. Je refuse de partir avant d’avoir vu le dernier rayon disparaître, et le monument sombrer lentement dans l’intimité de la nuit. Nous sommes restés près de deux heures ; à chaque seconde je me dis que c’est peut-être la seule et unique fois que je le vois, que c’est un moment rare, que le voyage s’achève sur un de mes plus beaux souvenirs.

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Heureusement nous avons droit à un sursis avant de rentrer. A une heure de bus d’Agra se trouve Fatehpur Sikri, petite ville qui abrite un magnifique ensemble moghol. Une ville et un palais y ont été construits pour l’empereur Akbar vers 1570. Malheureusement, le site manque d’eau potable, et l’endroit est déserté quatorze ans après avoir été achevé, à la mort de son fondateur. Les cours se succèdent, creusées de bassins, en forme de cloître, plantées de bâtiments à l’allure délicate ou de jardins qu’on imagine avoir été fabuleux. On visite une première fois sagement, on se perd un peu, on marche lentement. Puis quand on arrive à la fin on refait un tour : cette fois-ci on a repéré l’esplanade où on allait s’assoir pour profiter du soleil et observer les autres visiteurs. Dans un coin, un chiot mange un écureuil que sa mère a dû chasser pour lui. Un groupe de Javanais s’approche de nous et on est fiers de pouvoir leur dire bonjour dans leur langue. En contrebas, une touriste blanche prend trois enfants indiens en photo ; la mère tourne autour d’eux, comme si elle avait envie mais qu’elle n’osait pas poser carrément pour l’objectif. Elle ne sait pas que quelque part en Europe, dans un bel appartement parqueté, on admirera ses gamins sur papier glacé collé au milieu d’une page noire. Comme tous les Indiens qu’on prend en photo, ils ne sourient pas, ils fixent obstinément l’appareil avec un profond sérieux, leurs yeux noirs grands ouverts. Et quand la photo est prise, ils repartent en riant et en courant, se jetant dans les bras de leur père qui les fait tournoyer, et tout d’un coup nous sommes dans une cour de récréation, Tristan et moi, main dans la main, et le bout du monde c’est un peu comme chez nous.

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17 mars 2011

Inde, la couleur du voyage

2  février 2011

Les derniers jours à Java m’ont semblé une éternité. Nous sommes restés près de deux semaines à Yogyakarta, où presque tous les soirs les nuages qui se sont amassés au cours de l’après-midi crèvent tout ce qu’ils peuvent, formant des torrents d’eau dans lesquels nous devons patauger en tongs pour aller manger. Je ne saurais dire entre ce déluge ponctuel et l’incessante bruine glacée londonienne la pluie que je supporte le mieux. Le transfert à l’aéroport de Jakarta est un enfer. Partis de l’hôtel à cinq heures du matin, arrivés à l’aéroport cinq heures avant notre vol, parce qu’il ne faut jamais faire confiance à un Indonésien quand il donne une information de durée, d’horaire ou de distance. Nous volons quelques heures pour Bangkok, puis Delhi. Les jambes pliées en quatre, toujours les mêmes nuages par la fenêtre, nous retrouvons sans joie le monde aseptisé des vols internationaux, où personne ne vient vendre de la nourriture entre deux arrêts, où je ne peux pas m’endormir bercée par les cahots, où la vie est un peu moins intéressante.

J’avais presque envie de rester dans l’avion et de rentrer directement à la maison. C’est ce qui arrive quand on se rapproche de chez soi. Tout d’un coup, l’impatience grimpe. Nous passons notre première nuit en Inde dans un hôtel miteux près de l’aéroport. Je fais grise mine dans le taxi qui nous emmène le lendemain matin à Delhi centre. Une poussière dense  recouvre tout, les arbres ont l’air de fantômes dans la cendre, l’air est irrespirable à cause de la pollution. Je me détends en voyant les premiers saris. A notre grande surprise, nous avons presque froid. Il fait une vingtaine de degré, le vent souffle ; je ne pensais pas visiter un jour l’Inde emmitouflée dans un pull-over. Nous avons envoyé un mail à un hôtel près de la gare de Delhi (peu importe, ils nous disent qu’ils n’ont rien reçu, parce que rien ne se passe jamais comme on le souhaite dans ce pays). Le chauffeur veut nous laisser nous débrouiller seuls dans la cohue qui entoure la gare, au milieu des rickshaws jaunes, des vélos à banquette, des estropiés qui mendient et des rabatteurs pour les restaurants de tandooris. Je refuse tout net : j’ai l’impression que la ville est un grand zoo et qu’on va me lâcher dans la cage des animaux sauvages. Les façades carrées, liées les unes aux autres par un entrelacs de câbles électriques, sont couvertes de vieilles peintures écaillées. Il n’y a pas de bitume ; de la terre battue soulevée en nuage beige par tous les pieds qui la foulent. Nous faisons le tour du pâté de maison et finissons par trouver notre hôtel dans une rue un peu moins glauque que les alentours de Delhi Station.

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Je mets le pied dehors, et c’est le Voyage qui m’attrape à la gorge. Comme un coup de fouet, ces gens qui crient, ces bruits de klaxons, ces vêtements multicolores, ces naans brûlants qu’on lance du premier étage au rez-de-chaussée des restaurants. J’ai la tête qui tourne de sensations, je veux marcher dans les rues, me frayer un chemin au milieu de ces têtes brunes qui me scrutent, faire découvrir ses dents blanches au monsieur qui me vent un tube de dentifrice ayurvédique, avaler des pains trempés dans une sauce qui me brûle les intestins. Réchauffer mon cerveau embrumée de voyageuse, hurler de joie en découvrant que mon envie d’ailleurs est toujours bien présente, qu’elle me remue de l’intérieur, comme sans doute tous mes semblables perdus dans la foule – cheveux épars, vestes de coton criard, pantalons bouffants et mains peintes au henné. Il y a quelque chose chez les touristes d’ici ; on les voit mais ils se fondent dans le paysage comme s’ils le connaissaient déjà par cœur, comme s’il fallait, pour entreprendre un voyage en Inde, un pré-requis d’acceptation et de respect du mode de vie indien. On ne voyage pas en Inde comme on voyage en Thaïlande, à part à Goa et dans les Clubs Med peut-être – mais est-ce vraiment l’Inde ? On sait qu’on ne pourra pas zapper en rentrant toutes les images qui collent aux semelles comme les merdes des vaches sacrées. Tout le monde vous dit, quand vous voyagez : « l’Inde, on aime, ou on déteste ». Et croyez-moi, ce pays est dans toutes les conversations de voyageurs que j’ai eues de Berlin à Java ; pas un qui n’a pas d’avis sur la question. Et quand ceux qui y sont allés vous en parlent, ils ont des étoiles dans les yeux plus souvent que des larmes.

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A peine sortie de l’hôtel, je retrouve en vrac le bon et le mauvais, le sourire et la haine face à ces gens qui me frôlent, m’interpellent, me dégoûtent parfois.Une clocharde grasse et exubérante aux seins nus qui se parle à elle-même, les mendiants aux membres coupés, un homme allongé sur le trottoir que je ne regarde pas trop longtemps pour éviter de me rendre compte qu’il est mort là, comme un chien. Ou peut-être qu’il dort. Pour aller à la gare, on manque se faire écraser dix fois, on passe en zigzaguant devant des conducteurs qui nous hurlent à la gueule, on évite les porteurs de bagages qui essaient de vous les prendre de force quand vous payez le taxi. La queue est interminable et tout le monde tente de passer en premier ; nous nous dirigeons vers la pièce à l’étage réservée aux étrangers. Canapés défoncés et formulaires baveux, employés renfrognés qui parlent anglais avec un merveilleux accent qui roucoule. Pour la première fois du voyage, nous ne prendrons pas la troisième classe. Il faut être vraiment fauché pour avoir envie de passer des heures dans la cohue d’une troisième classe indienne. Et puis sans doute eux-mêmes sont gênés de votre présence, ils préfèrent vous voir en seconde ou en première, à votre place, avec leurs riches. Les disparités sociales sont si importantes en Inde qu’on peut choisir de voyager à l’indienne de mille et une façons. Dans un bouge plein de cafards, dans un palace cinq étoiles : vous êtes le milliardaire dans le quartier de la gare, mais dans d’autres coins vous devenez le dernier des pouilleux. D’ailleurs, certains Indiens semblent se sentir plus proches de nous que de leurs compatriotes : un étudiant à qui nous demandons notre route au retour d’Agra commence à l’expliquer au chauffeur en hindi, puis se ravise et nous parle en anglais. « Expliquez à votre chauffeur qu’il faut suivre ces panneaux », nous dit-il, alors que l’autre ne parle pas un mot d’anglais. Comparé au gouffre social qui sépare ces deux hommes, le problème de langage devient aussi insignifiant qu’une mince fissure.

Nous passons en tout trois jours à Delhi avant de rentrer à Paris. Nous nous sommes rapprochés de chez nous, mais j’ai l’impression d’avoir fait un bond dans un univers parallèle. La ville est tellement étendue que nous avons le temps de n’en voir qu’une infime partie. Dès que nous sortons de notre moyen de transport, si vétuste soit-il, il faut prendre une grande respiration et tenter de survivre. Au monde sur la route, puisque les trottoirs sont des extensions des boutiques qui y entreposent leur fatras, à la saleté répugnante, aux gens qui sont habitués à lutter contre la masse pour survivre et marchent comme s’ils étaient seuls dans la rue, aux odeurs de carcasses, de poules, de têtes de chèvre et de poissons éventrés… Et pourtant, dans ce quartier invivable, nous avons mangé le meilleur tandoori de notre vie, chez Karim, un restaurant historique caché dans une ruelle où Indiens et touristes se pressent pour avoir une place. Quand on lève la tête, on aperçoit parfois des façades à l’architecture noble, dont la poussière ne parvient à cacher les volutes fines et le rouge cramoisi qui rosit quand le soleil baisse. Et toutes ces femmes dans leurs tissus colorés brodés de sequins et de perles bon marché, qui même les mains dans la viande brillent de mille feux ; les pyramides d’épices qui vous font oublier un instant les égouts, les enfants et leurs immenses yeux disproportionnés sur leur corps maigrelets, les odeurs de curry et de pain chaud. La vie, bouillonnante et extravagante de la ville qui vous marche sur les pieds. On ne voyage pas en Inde ; c’est l’Inde qui vous voyage.

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8 mars 2011

Java, terre de temples et de volcans

30  janvier 2011

Comme nous n’avons pas traversé le Cambodge et visité les temples d’Angkor, il a fallu attendre le plus grand pays musulman du monde pour découvrir un des plus beaux trésors bouddhistes, le temple de Borobudur, et son pendant hindou, Prambanan. Le premier, construit en sept niveaux qui représentent l’ascension du monde terrestre au Nirvana et offrent au pèlerin un chemin de cinq kilomètres jusqu’au sommet, contient parmi les plus beaux bas-reliefs que j’ai admirés. Les personnages, inspirés de la vie de Bouddha, sortent littéralement des murs et sont d’une finesse exemplaire. On ne se lasse pas d’admirer la perfection des visages et l’impression de vie qui se dégage de leurs gestes pourtant figés dans la pierre. Quant à Prambanan, ses trois temples principaux, dédiés à Brahma, Shiva et Vishnou, surgissent du sol sur un terrain désolé, comme de la fine dentelle découpée sur un coin de ciel bleu, avec la grâce et la légèreté d’oiseaux mythiques près de s’envoler. Les deux sites ont été maltraités par la nature bouillonnante javanaise : Borobudur enseveli pendant des siècles sous les cendres du Merapi, à nouveau fermé pendant un mois et demi peut avant notre visite à cause de l’éruption du même volcan ; Prambanan à moitié détruit par plusieurs tremblements de terre.

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Quand on aperçoit des pentes droites et sans aspérités, un sommet triangulaire, des nuages qui s’agglutinent en corolle et descendent de plus en plus bas pendant la journée, on reconnaît la silhouette d’un volcan. Le Merapi mystérieux et inquiétant nous suit derrière les fenêtres du bus et les maisons qui le dérobent à notre regard. Comme nous, les Javanais le regardent passer, inquiets de savoir s’il est bien calme pour le moment. Nous nous demandons pourquoi ils s’entêtent à vivre dans des zones dangereuses, où les éruptions soudaines et fréquentes mettent en péril leur vie, celle de leurs animaux, leurs habitations. Mais tous nous expliquent que le volcan est à la fois source de mort et source de vie. Les cendres qui couvrent et étouffent tout sont ensuite utilisées dans la construction et fertilisent la terre. Sur le plateau de Dieng, les cultures potagères s’étendent jusqu’à l’horizon en patchwork. La terre est noire et grasse entre mes doigts ; les pentes de Dieng sont recouvertes d’engrais naturel. Comme le Phénix, Java naît constamment de ses cendres, transforme la poussière en légumes et en riz, ce qui en fait l’île la plus riche de toute l’Indonésie.

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Comme je l’avais ressenti en Islande, je suis exaltée de me trouver si proche du centre de la Terre, de l’origine de notre monde. A Banyuwangi, nous louons les services d’un chauffeur de 4x4 et d’un guide pour gravir le volcan Ijen, où sur les bords du lac de cratère turquoise, des ouvriers font couler du souffre brûlant par des tuyaux, puis attendent qu’il se refroidisse au contact de la pierre pour le collecter et le ramener à l’usine dans des paniers sur leurs épaules. Deux à trois fois par jour, ils portent de soixante à quatre-vingt dix kilos de blocs jaunes vifs sur des chemins escarpés pour un salaire de misère. Pourtant, ils nous sourient et nous saluent au passage, quand nous leur tendons un bonbon sucré à sucer. Maigre tentative de les soulager, quand nous-mêmes avons du mal à nous adapter à l’altitude et à grimper la pente avec notre sac à dos presque vide. En haut, le vent souffle sans rencontrer d’obstacles et l’air est devenu trop frais pour ma mince polaire. En marchant sur la lèvre étroite du cratère, j’ai l’impression qu’une bourrasque va m’emporter vers les pentes raides couvertes de stries blanchâtres, mémoires des coulées de boue des dernières éruptions. Nous sommes minuscules au bord du gouffre friable où descendent les porteurs avec autant d’assurance que s’ils avaient des sabots de lama. Je préfère m’asseoir sur un rocher qui surplombe ce paysage infernal et primordial, roches rouges et terre jaune, coulées noires et eaux turquoises. Des lambeaux de fumée blanche épaisse à l’odeur âcre s’accrochent sur les roches sèches et s’en vont dévaler les pentes où de maigres arbres argentés se découpent comme des fantômes sur le ciel bleu. Je ne peux pas quitter des yeux le spectacle de la Terre qui bouillonne devant moi, vivante ; ici on ne se demande pas pourquoi on croit que les Dieux existent, car s’il y a bien un passage entre leur monde et le nôtre, j’ai posé le pied dessus. J’essaie d’imprimer sur ma rétine le schéma du volcan, sur mes tympans des bribes de vent qui siffle, dans mes narines l’odeur d’œuf pourri, car dans ces endroits où l’on se sent tout petit, on aimerait se souvenir que rien n’importe plus que la beauté du monde, l’immensité de la Terre dans laquelle s’oublie avec un soupir de soulagement notre propre insignifiance.

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20 février 2011

Java, plus tout à fait l’Asie

10 janvier 2011

Comme en Malaisie, je suis arrivée à Java sans idées préconçues et sans attentes particulières. J’avais encore la beauté de Bali plein les yeux, et j’ai eu l’impression de chuter du ciel en mettant un pied sur le ferry qui nous amenait de Gilimanuk à Banyuwangi. Une grande carcasse rouillée où l’on monte en empruntant la passerelle des voitures ; des hommes qui fument l’une après l’autre ces cigarettes indonésiennes au clou de girofle dont l’odeur vous colle aux narines jusqu’à l’écœurement, de la musique violente qui gueule dans les haut-parleurs. Les gens mangent du riz ou des nouilles dans des papiers kraft tâchés de graisse qu’ils jettent ensuite par-dessus bord, et tentent d’ignorer les vendeurs ambulants de lunettes de soleil en plastique imitation écaille. A l’arrivée, la camionnette publique pour rejoindre le centre de Banyuwangi coûte un prix dérisoire par rapport aux tarifs déraisonnables auxquels nous étions habitués à Bali.

Nous devons être les seuls touristes en ville : les Javanais nous dévisagent avec insistance, mais sans animosité. Nous nous rendons vite compte que très peu de blancs visitent l’île en hiver, saison la plus humide de l’année. Au resort de Kalibaru, où travaillent en permanence soixante-quinze employés pour entretenir les soixante bungalows disponibles, nous sommes les seuls clients. Tristan en profite pour monopoliser la piscine ; quant à moi j’ai l’impression d’être dans une dimension parallèle déserte, où l’immense salle de restaurant résonne comme une église abandonnée. Dans les villes que nous traversons, nous n’avons aucun mal à trouver des chambres d’hôtel, et la plupart des restaurants à touristes sont tellement vides que je me sens coupable de ne pas m’y arrêter. Quand nous voulons prendre un transport pour Cemoro Lawang, village au bord du cratère du volcan Bromo, nous attendons une bonne heure que d’autres visiteurs viennent compléter le convoi. Or personne ne vient ; nous refusons de payer les sept places disponibles dans le minibus à nous deux, et devons repartir en bus pour Malang, l’étape suivante. Ailleurs, nous serions ravis de ne trouver aucun autre touriste. Ici, leur absence me pèse car elle est trop visible, comme dans un parc d’attraction où les manèges tourneraient à vide. Nous sommes sans cesse sollicités par les Indonésiens, comme des stars dans la rue : les étudiants nous sautent dessus en petits groupes pour pratiquer leur anglais en nous posant mille fois les mêmes questions sur notre identité, les commerçants nous proposent des prix cassés avec un regard suppliant, les chauffeurs de tuk-tuk et de samlor1 nous hèlent d’une voix traînante.

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Java ne se donne pas facilement. Les villes se suivent et se ressemblent, monotones ; nous devons en sortir pout apprécier les trésors que l’île a à offrir. Pour se déplacer, il faut choisir entre payer le prix pour touristes ou passer ses journées dans l’atmosphère enfumée des bus déglingués, dans lesquels se succèdent des musiciens plus ou moins bons, comme dans le métro parisien. Le voyage touchant à sa fin, on s’offre quelques trajets VIP, comme le Malang-Yogyakarta en minibus où nous sommes à nouveau les deux seuls passagers. Mais pour visiter Borobudur et le plateau volcanique de Dieng, nous passons six heures dans cinq bus différents, et idem le lendemain. Heureusement les Javanais, que nous trouvons de plus en plus sympathiques, nous aiguillent à chaque changement.

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Les trajets sont l’occasion d’engager la conversation avec des Javanais désireux d’en savoir plus sur la France ou de nous parler de leur pays. Ce sont eux qui s’adressent à nous, souvent des femmes, sans la timidité habituelle des Asiatiques que nous avons rencontrés. Dans tous les lieux publics, gares, bus, trains, ils nous jettent d’abord quelques coups d’œil et profitent de la moindre occasion pour nous demander comment nous nous appelons, d’où nous venons et si nous aimons Java. Une dame nous parle des dégâts causés par l’éruption du Merapi au moment où nous passons en bus près de ses pentes. A chaque averse tropicale, quasiment tous les jours en ce moment, l’eau charrie la poussière qui vient du volcan : des tonnes de boue grise comblent les habitations qui se trouvent sur le chemin et remplissent le lit des rivières, causant des inondations. Whery, dans le train Yogya-Bandung, nous raconte dans un anglais hésitant l’histoire de sa famille éparpillée entre Sumatra et Java, son boulot dans une usine pharmaceutique, et s’étonne que nous n’ayons ni rizières ni bananiers en France. Je lui offre une carte postale de Paris dont je décris les quartiers et les monuments. J’ai un peu plus de mal à faire comprendre le concept du Moulin Rouge à cette jeune musulmane voilée, mais la conversation est fluide et facile avec elle, comme avec les Malais.

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A Java, la jeunesse a l’air d’avoir son mot à dire. Partout des tags inspirés, des chanteurs de rue, des concerts en plein air. C’est le premier endroit en Asie où le dynamisme et la créativité de la jeunesse sont si visibles. Ils ont un goût particulier pour la musique : dans les bus, leurs compositions sont parfois d’agréables bandes originales pour admirer le paysage, et nous vidons nos poches des pièces encombrantes pour les encourager. Un soir à Malang, nous tombons au milieu d’un attroupement qui se rend à un concert de heavy metal. Au travers des grilles, nous voyons des dizaines d’adolescents sauter en rythme avec la musique gueulante et dissonante. Tristan fait le rapprochement entre ce style de son et celui du gamelan traditionnel, dont les gongs et les xylophones produisent eux aussi une mélodie saccadée et dissonante, proche d’une musique de transe. Le gamelan est de toute évidence plus proche du heavy metal que ne le sont Mozart et Brassens.

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Si je m’ennuie à Java pendant les trois semaines où nous la visitons, c’est sans doute que la fin du voyage approche. Les questions sur le retour se bousculent dans ma tête. Le climat humide et gris nous oblige souvent à rester à l’hôtel, où je souffre de plus en plus de ne pas y trouver le confort et les loisirs de mon appartement parisien. Pour visiter l’île, il me semble que deux semaines suffisent, et que les transports touristiques facilitent grandement la longue traversée. Ou alors il faut y vivre un bout de temps, comme tous ces expatriés artistes de Yogykarta que nous croisons dans un restaurant branché. Pourtant, maintenant que nous sommes rentrés, nous mesurons l’intérêt de notre visite. La comparaison entre les pays asiatiques que nous avons traversés et Java se limite à l’omniprésence des rizières. Dans le plus grand pays musulman du monde, les mosquées ont remplacé les temples bouddhistes, les voiles multicolores ont remplacé les robes safran des moines. La langue est simple, non tonale. Nous ressentons une proximité avec les gens et mesurons notre connaissance des us et coutumes de l’Islam, qui nous est bien plus familier que le Bouddhisme et les philosophies orientales. Peut-être est-ce la clé pour comprendre mon manque d’enthousiasme : après sept mois de voyage au bout du monde, j’ai l’impression d’avoir fait le premier grand pas qui me ramène à la maison.

1. Samlor : Vélo avec deux places à l'avant pour transporter des gens

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10 février 2011

Nouvelles blogesques et plates excuses

Chers lecteurs,

L'album de Bali est enfin complet ! Vous pouvez le voir ici.

Je vous dois de plates excuses pour cette longue absence du blog. Elle est dûe à deux facteurs qui m'ont plongée dans une grande paresse d'écriture :
- Java ne m'a pas inspirée. Je dois faire un effort immense pour en tirer la substantifique moelle et vous faire goûter mon expérience avec ses hauts et ses bas. Pourtant j'ai des choses à dire, à venir prochainement sur ces pages...
- Nous sommes rentrés à Paris dimanche 6 février. Le retour s'accompagne d'un flottement prévisible, de complications administratives et de tâches peu agréables avant de pouvoir nous retrouver au chaud dans l'intimité confortable de notre appartement.

A venir :
Deux notes sur Java, ses volcans, ses temples, sa jeunesse dynamique et ses pluies torrentielles.
Une note ou deux sur l'Inde : Delhi, Agra, Fatehpur Sikri. La folie colorée et puante des rues de Delhi, la beauté ineffable du Taj Mahal, la finesse et la puissance des monuments moghols.

La page n'est donc pas encore tournée ! A très bientôt pour nos dernières aventures asiatiques...


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25 janvier 2011

Bali, morceaux choisis – Episode 2

4 janvier 2011

Rijstaffel d’anniversaire à Lovina. Notre visite à Lovina, village balnéaire touristique sur la côte Nord, avait très mal commencé. Rabatteurs désagréables, hôtel à quelques pas d’un karaoké bruyant, ambiance typique des repaires de voyageurs nocturnes qui passent leur temps à boire des bières en écoutant une mauvaise reprise de « Hotel California » par un petit guitariste local qui n’a aucune idée de ce que la chanson raconte. Le matin du 29 décembre, date d’anniversaire de ma petite sœur, nous avons donc décidé de prendre les choses en main. Première mission : changer d’hôtel. Nous disons adieu à notre repaire douteux et à son client australien collé à une bouteille de bière dès l’heure des pancakes matinaux, et emménageons à deux cents mètres de là, dans deux chambres communiquant par le balcon, avec vue sur une grande piscine et un jardin impeccable. C’est la première fois que je me baigne dans une piscine où des piliers en béton servent de tabourets. Comble du luxe : nous commandons des jus de fruits exotiques que nous sirotons les jambes dans l’eau, accoudés au bar. Deuxième mission : concocter une soirée d’exception pour ma sœurette. Nous allons réserver le dîner au warung Bamboo, restaurant coquet au beau milieu des rizières. Le soir, installés à la table joliment décorée avec des pétales de fleurs, des bougies et des serviettes en tissu pliées comme des bonshommes, nous goûtons pour la première fois au rijstaffel, dîner de fête hérité de l’époque coloniale hollandaise. Quatre serveuses se pressent pour nous servir une dizaine de petits plats, des cônes de riz sensés représenter le mont sacré hindou, le Meru, et un très correct vin blanc produit sur l’île. Deux fois dans la soirée, un danseur vient interpréter entre les tables une danse traditionnelle en costume flamboyant. Les gestes sont outranciers et saccadés, le mouvement des mains fluide et envoutant ; chaque mouvement et chaque mimique ont une signification inconnue à nos systèmes symboliques européens. L’ensemble de la soirée nous enchante. Mais je ne peux m’empêcher de penser que notre découverte de la culture balinaise reste très superficielle. Comme la culture indienne, elle m’évoque une jungle luxuriante et envoutante qu’on admire depuis le bord de la route, sans pouvoir y pénétrer.

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Rencontre dans un warung. Sur la route qui monte en pente très raide à Munduk, nous nous arrêtons au warung Panorama dont la salle est ouverte sur une vue magnifique des rizières en terrasses. Nous sommes les seuls clients. Une petite fille vient se mettre avec nous à table et feuillette avec curiosité les pages de notre guide. La serveuse, une petite femme d’une trentaine d’année au regard précis, habillée d’un sarong et d’une veste blanche immaculées, vient prendre la commande. Quand nous parlons de la petite fille qui a l’air habituée aux touristes, elle nous explique que c’est l’enfant de la deuxième femme de son mari, mais que comme elle-même elle a l’étoffe d’un guide. « Elle n’est pas de mon sang, mais elle me ressemble, va vers les gens naturellement ; elle sait qu’elle a une grande mission à accomplir. » La jeune femme prend notre commande et disparaît dans la cuisine. Elle revient nous porter les plats, puis les débarrasser. Maman la félicite et lui dit qu’elle est citée dans notre guide touristique tendance écolo-tourisme équitable. « Êtes-vous aussi dans le Lonely Planet ? ». « Je refuse d’y figurer, et ma décision parle d’elle-même », répond-elle impassible. Ses phrases énigmatiques s’accumulent : elle nous explique avec le même calme sérieux qu’elle nous a sentis arriver. Quand un client va s’arrêter chez elle, elle a la chair de poule quelques minutes avant. « Et quand quelqu’un est malade, je me sens moi-même malade, fiévreuse. C’est comme ça que je le sais. » Au fil de son monologue, elle se dévoile et raconte sa vie. « Je guéris les gens, je les libère de leur noirceur. Ils viennent en stage plusieurs mois chez moi, puis quand ils sont sur la voie de la sagesse je les laisse partir et ils doivent voler de leurs propres ailes. Souvent, ils m’appellent comme si j’étais leur mère, pour des conseils ou pour me remercier. Les jeunes tombent souvent amoureux de moi. Je conseille aussi des hommes politiques balinais. Selon ma mission, je change d’apparence, de vêtements. Aujourd’hui, l’Esprit m’a dit que je devais m’habiller en blanc, sans la ceinture traditionnelle. J’ai l’air d’une serveuse et je ne suis pas plus pour vous. Cette année, j’ai beaucoup conseillé en politique, et je m’habillais en vert ; j’avais l’impression que mon corps était immense et imposant, et que les gens devaient me regarder. Même si je n’en avais pas tout le temps envie, l’Esprit me dictait que j’étais une femme publique et importante. Mais cette année est terminée et maintenant je dois me cacher, devenir plus transparente. Par contre je ne me maquille pas, pour ne pas cacher ce que je suis derrière un masque. » Elle est petite, mais droite comme un –i ; sa voix ferme ne permet pas d’avoir des doutes sur ses paroles. Je crois tout ce qu’elle raconte, mais elle me met mal à l’aise, comme ces gens dont on dirait qu’ils vous transpercent jusqu’à l’âme. Ses yeux bruns brillent au-dessus de deux pommettes hautes ; pas moyen d’échapper à ce regard. Avant de partir, elle masse le ventre de maman qui se plaignait depuis plusieurs jours de douleurs. Avec quelques gestes à des endroits stratégiques, elle semble traquer le mal. Maman se tord de douleur et ressort du restaurant toute pâle, mais le lendemain elle est guérie.

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Nouvel An à Munduk. Tristan est un inconditionnel du Nouvel An festif. Pour lui, le déroulement de la soirée présage de l’année à venir. Il fallait donc honorer cette tradition et inventer une fête à quatre, sur une île où elle n’a pas vraiment de signification puisque le calendrier balinais ne coïncide pas avec le nôtre. Le budget de la journée était colossal : un million… de roupies (soit environ quatre-vingts euros). Dès le matin, nous allons faire du shopping au Carrefour de Singaraja, la grande ville de la côte nord. On passe un moment à flâner dans les rayons, à observer les produits qu’on ne trouverait pas chez nous et qui sont ici aussi banals qu’un filet d’oranges ou un poivrier Ducros. Des mangues séchées, des cubes de sucre de palme, des fruits poilus ou bossus, du jus de grenade et de goyave, des cacahouètes à la citronnelle… Nous choisissons chacun une friandise qui nous fait plaisir : du toblerone pour Tristan, pour moi des pains au chocolat. Puisqu’il n’y a pas de vodka, nous achetons une bouteille d’arak, alcool de noix de coco local. A l’étage du dessus, on craque pour une quinzaine de pétards. Nous achetons des fleurs et des offrandes au marché, puis des ramboutans et des longanes sur la route de Munduk. A l’hôtel, nous installons le décor : offrandes et fleurs répandues sur la terrasse, bougies, victuailles.

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Dans le jardin, un jeune palmier a été entouré d’une guirlande lumineuse en tube, qui change de couleur régulièrement. Kitsch à l’indonésienne, on se croirait à une fête foraine de village. Pendant l’apéritif se déclare une averse torrentielle qui nous oblige à annuler nos plans pour la soirée : un spectacle de danses traditionnelles au bel hôtel du coin. A la place, nous mangeons sur une terrasse couverte, où le serveur nous amène les plats sous l’orage, en pataugeant dans les flaques et en se protégeant sous un grand parapluie trop lourd. Tristan allume les premiers pétards, et nous crions dès qu’ils se mettent à sauter dans tous les sens. Peu rompu à l’exercice, il en laisse tomber un par terre qui part comme une fusée sur le sol entre ses jambes, faisant la joie de l’assistance féminine. Malgré notre enthousiasme, nous avons l’habitude de nous coucher tôt, et minuit semble bien loin. Heureusement, un couple de Clermontois installé dans la chambre voisine vient nous sortir de notre torpeur. A onze heures, maman est allée se coucher mais Tristan, Sophie et moi sommes toujours vaillants devant notre verre d’arak-mangue-grenade. Peu avant minuit, on entend des pétards et des feux d’artifice exploser dans toute la vallée. La pluie s’est arrêtée et de là où nous sommes, nous pouvons voir les petites lumières monter dans le ciel depuis six ou sept villages lointains. Maman, réveillée par le bruit, nous rejoint pour le compte à rebours. En attendant l’heure fatidique, Tristan tire les derniers pétards siffleurs. Impossible de les lâcher exactement au bon moment : l’un d’eux monte dans le ciel, retombe sur le toit du voisin d’en dessous, s’éteint… puis part à une vitesse incroyable en sifflant et en faisant des étincelles vers un grand arbre où il explose gaiement en milliers de lumières. Fous rire de l’assistance, heureusement qu’il a plu et que l’arbre est trempé ! A minuit, dans les bruits secs des dizaines de pétards tirés par des Balinais qui comme nous fêtent les premières secondes de 2011, nous nous serrons tous dans les bras les uns des autres, heureux d’être ensemble au bout du monde, d’avoir parlé et d’avoir ri, d’avoir échangé ces futurs souvenirs. Nous faisons chacun un vœu à l’adresse d’une offrande fleurie, que nous allons ensuite poser dans un coin du jardin. Bonheur serein du rituel, qui remplace ici le « pop » du bouchon de champagne et le baiser sous le gui. Si comme Tristan le croit, le Nouvel An est représentatif de l’année qui commence, elle n’aura rien à envier à la précédente.

18 janvier 2011

Bali, morceaux choisis – Episode 1

4 janvier 2011

Sur la route. Pour nous déplacer, nous avons choisi la simplicité à moindre budget : location de voiture, sans chauffeur. Ou plus exactement, le chauffeur, c’était moi. Et je peux vous dire que le terme de simplicité ne s’applique pas à la conduite sur l’île protégée des dieux. Heureusement, dans notre voiture de location il y avait un porte-bonheur, et après avoir conduit neuf jours à Bali sans accident, j’ai tendance à accorder le bénéfice du doute à son utilité. Les scooters, par exemple, doublent par la gauche, par la droite, n’hésitent pas à rouler en sens inverse phares éteints la nuit ou à faire de brusques demi-tours en montée dans un tournant. Les voitures, des gros pick-up plus larges que la route, klaxonnent à tout va pour avertir qu’ils vont dépasser et vous collent au train en attendant que vous vous poussiez sur le bas-côté. Les chiens se couchent en travers de la chaussée et certains semblent sourds aux coups de klaxon, tandis que les poules se jettent sur le bitume dès qu’une voiture passe. La nuit, n’en parlons pas, en plus de tout ce petit monde sans phares, il y a les piétons, les stands de nourriture roulants, les vélos, les enfants qui jouent, les trous, les bosses, les panneaux de signalisation cachés dans les arbres, où la même ville est indiquée à droite et à gauche. Ajoutez une averse diluvienne, des poteaux électrique en travers de la route, un glissement de terrain qui nous oblige à rebrousser chemin, des pentes si raides que même à pied on n’est pas sûr d’arriver en haut : vous comprendrez pourquoi après avoir gardé mon calme le plus longtemps possible mes nerfs ont lâché dans la dernière rue avant de rentre la voiture.

Temple dans la brume sur les flancs du Batukaru. Le premier jour a été difficile. Bali est un labyrinthe de rues en cul-de-sac Nord-Sud qui se ressemblent comme deux gouttes d’eau et ne sont pas liées les unes aux autres : je vous laisse tirer les conclusions qui s’imposent. Nous avons été chanceux d’emprunter celle qui mène tout droit au Mont Batukaru, au pied duquel elle débouche sur l’entrée d’un temple embrumé. Nous sommes arrivés pendant une cérémonie de prières. Les fidèles habillés tout en blanc se rassemblaient au milieu des meru, ces superpositions de toits qui font penser à des pagodes et sont emblématiques des grands temples balinais. Habillés du sarong, tissu noué comme une jupe longue que l’on doit porter dans l’enceinte des temples et que l’on nous loue à l’entrée, nous avons déambulé autour de l’enceinte de pierre, dans un nuage de brouillard de plus en plus dense. Selon les traditions balinaises, la proximité de la montagne est synonyme de pouvoir et de pureté. Nous avons goûté l’ambiance calme et silencieuse du lieu de culte dans son écrin vert, et nous nous sommes laissés surprendre par une averse torrentielle. A la fin de notre voyage, nous avons à nouveau apprécié la sérénité du Batukaru dans un hôtel sur cette même route : Prana Dewi, des bungalows magnifiques au beau milieu d’une rizière.1

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Cérémonie sacrificielle à Goa Lawah, la grotte aux chauves-souris. Pour ma sœur, étudiante en écologie et spécialiste de chauve-souris (entre autres animaux ailés), nous sommes allés visiter le temple de Goa Lawah, la Grotte aux chauves-souris, en face d’une magnifique plage de sable noire brillant. Là encore, une cérémonie est en train de se dérouler. Nous nous faisons minuscules pour écouter le gamelan qui accompagne les rituels. Il en naît une musique dissonante et parfois inquiétante, qui provoque la transe chez plusieurs femmes que l’on aperçoit au début d’un cortège. A leur suite, quelques mètres devant nous, des hommes transportent des animaux pour un sacrifice : un veau, une chèvre, un cochon, un chiot, une tortue, une oie, un cygne, des canards et des coqs. Ils quittent le temple ; le sacrifice a lieu dans un endroit plus intime. Ils sont suivis par les joueurs de gamelan, et laissent derrière eux les restes fastueux de la cérémonie : offrandes multicolores, porcelet rôti, tissus jaunes, blancs et noirs, nourriture pour les dieux. On peut alors observer à notre gré les milliers de petites bêtes noires aux ailes qu’on dirait faites de caoutchouc, suspendue dans la grotte au-dessus d’un autel. J’imagine le soir qui tombe, les milliers de créatures qui s’envolent en criant dans le ciel d’encre, le mélange bruissant de leurs ailes au-dessus des monstres de pierre qui surveillent le temple.

Panorama sur les rizières à Sidemen. Sidemen, c’est une bonne surprise à la fin d’une journée de route interminable. Nous cherchons une chambre dans le premier hôtel indiqué dans le guide. Un jeune employé à qui nous demandons s’il existe des bungalows familiaux nous promet monts et merveilles si nous le suivons, lui et son scooter, à quelques centaines de mètres. En général les annexes ne valent pas les bâtiments principaux, mais la nuit commence à tomber, et comme je l’ai dit plus haut nous ne tenons pas à rester sur les routes après le crépuscule. Quand nous découvrons « l’annexe », nous n’en revenons pas : c’est une grande maison à deux étages, dont l’inférieur donne sur une terrasse en bois foncé. Les chambres immaculées sont fermées par de grandes baies vitrées ; dans la salle de bain on hésite entre la douche sous les étoiles ou l’immense baignoire d’angle au milieu des plantes vertes. Tout autour de cette demeure de luxe qu’on croirait sortie d’un catalogue de voyages, les rizières en terrasse forment comme un large bassin. A gauche, une maison Toraja importée de l’île de Sulawesi par un riche Hollandais. En face dans le lointain, d’autres maisons magnifiques en cours de construction. Nous baignons dans la verdure et le luxe balinais. 2

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A suivre…

1. Prana Dewi : environ 500.000 roupies la chambre familiale, petit déjeuner compris (soit une quarantaine d’euros).

2. Hôtel Lihat Sawah, demander à dormir dans la nouvelle maison. 700.000 roupies la nuit pour la suite familiale, dîner, petit-déjeuner et vue sublime sur les rizières compris.

12 janvier 2011

Bali, le touriste et la sorcière

24 décembre 2010

La veille de Noël, maman, Sophie, Tristan et moi nous installons sur le balcon de notre bungalow, autour d’une bouteille de vin et d’une planche de saucisson. Je porte pour l’occasion un bonnet de père Noël, seul détail qui nous rappelle la date du jour. Il fait chaud, les grillons chantent, les geckos poussent leur petit cri rauque, les orchidées se balancent dans leur nid en coque de noix de coco. Nous pourrions être n’importe quel jour de l’année, ce qui compte vraiment est de revoir ma mère et ma sœur après six mois de voyage. La veille, les retrouvailles à l’aéroport ont été émouvantes, et nous avons à peine regardé par la fenêtre le paysage balinais défiler, les temples et les mâts en bambou qui bordent la route, les petites offrandes carrées que les gens posent par centaines chaque jour devant tous les lieux de la vie quotidienne, les rizières vert vif. Nous étions absorbés dans nos discussions effrénées, où l’on s’efforce d’abord de dire tout ce qui nous passe par la tête pour rattraper les mois de silence, puis où l’on finit par se taire parce qu’il n’y a finalement que la tendresse d’un regard et le plaisir de partager un dîner pour guérir l’absence.

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Une fois l’habitude retrouvée du quotidien en famille, on se jette dans Bali la tête la première pour goûter à cette île dont on nous a dit tant de choses. Le premier constat, c’est que nous n’avons jamais vu de lieu où la spiritualité et la religion sont si importantes, omniprésentes, imbriquées dans la vie quotidienne. La vie entière d’un Balinais est bénie des dieux, guidée par des croyances, ponctuée de prières et de cérémonies spécifiques. C’est un mélange d’animisme originel – la déesse des rizières, les mauvais et les bons esprits, le niveau de la mer maudit et le haut des montagnes sacré  – et d’Hindouisme : Vishnou, Brahma, Shiva. Dans un village, il y a un temple par divinité, un temple par famille et des autels dans les maisons. Les gens passent leur temps à fabriquer des offrandes en feuille de palme et en bambou, certaines élevées au rang d’œuvre d’art pour certaines occasions. Plusieurs fois par jour, on pose des offrandes à divers endroits (pas de porte, escaliers, entrées de temple, ponts, boutiques, bords de piscine, bords de route…), on les bénit avec de l’eau et on met des bâtonnets d’encens fumant dessus. A chaque fois que nous visitons un temple, il s’y passe quelque chose, ou on y prépare une future célébration. A l’approche d’une fête, toute la communauté participe à sa mise en place : le village entier quand il s’agit d’une date précise du calendrier, ou la famille pour les évènements privés. Les grandes fêtes commerciales n’ont pas atteint l’île et personne ne se soucie de Noël, à part pour attirer les touristes dans les boutiques et les restaurants. Pour les anniversaires, on ne fait pas de cadeaux mais on se rend au temple. Les offrandes sont spécifiques à chaque occasion : le matin on ajoute du riz à l’habituel assemblage de fleurs et de plantes, mais parfois nous y trouvons des biscuits en forme d’animaux, des confiseries, des fruits. Les premiers jours, nous sommes éberlués par ces innombrables démonstrations de foi et de superstitions. Puis on finit par trouver normal qu’une île de trois millions d’habitants soit en célébration trois cent soixante cinq jours par an.

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Il y a vingt-quatre ans, à sa première visite, maman a eu la chance de découvrir Bali par le petit trou de la serrure, d’approcher de près la population, d’assister comme un témoin muet à des fêtes et des danses rituelles, d’être accueillie avec le sourire par des Balinais curieux et chaleureux. Mais depuis, ces derniers ont vu défiler des millions de touristes dans les enceintes de leurs temples, certains d’entre eux moins respectueux que d’autres ; ils ont compris la valeur du dollar et trouvé la clé d’un enrichissement facile. Ils ont mis des distances entre leur vie et le regard des visiteurs, inventé des intermédiaires, organisé un monde parallèle de culture balinaise facile à digérer. Maintenant, en y mettant le prix, on peut se payer une heure de Legong, la danse qui met en scène le combat du Bien, le gentil Barong poilu, contre le Mal, la vilaine sorcière Rangda, suivi d’un ou deux morceaux de gamelan et d’un dîner aux chandelles. Le touriste pressé aura la satisfaction d’avoir fait le tour de l’île en une soirée, et les organisateurs d’avoir gagné leur blé. Plus un professionnel de tourisme ne donne les dates ni n’organise de visite dans les villages pendant une véritable cérémonie, où les danses durent des heures au son du gamelan. Les Balinais ont protégé ce qu’ils ont de plus intime et on ne peut leur en tenir rigueur ; « l’authentique » Bali a donc refermé ses portes, sauf peut-être à quelques-uns qui ont le temps et le don de tisser des liens avec des habitants et de se faire tout petits dans leurs cérémonies nocturnes.

Avec ce tourisme en kit sont apparus inévitablement les profiteurs en tout genre, qui ternissent la réputation du caractère affable balinais en essayant de vous extorquer de l’argent par tous les moyens. On les trouve dans les endroits les plus touristiques, qui sont aussi parmi les plus beaux évidemment, et nous sommes partagés entre l’envie de les éviter et la quasi nécessité de les supporter pour visiter des lieux qui valent le détour. En une journée nous avons réussi le triathlon des pires expériences de ce genre : le matin, nous visitons le merveilleux temple Pura Besakih, le plus sacré de l’île. On paye une première fois un morceau de route, soit disant pour financer la réfection (en tout cas pas pour en combler les énormes trous), puis le parking, puis les guides s’interposent et nous empêchent de passer tant que nous n’en payons pas un pour monter avec nous. Ils nous assurent qu’une cérémonie est en train de se dérouler à l’intérieur et que les visiteurs ne peuvent pas entrer seuls. Evidemment ils mentent, mais il faut s’incliner ou leur passer sur le corps. Plus tard, on nous arrête à Penelokan, sur les bords du lac Batur, pour nous faire payer la route. Or il y a tellement de brouillard qu’on ne voit pas à dix mètres, et cette route est aussi la seule dans la région pour rejoindre la côte Nord. Devant nos yeux, les « gardes » laissent passer tous les véhicules balinais et n’arrêtent que les voitures de location. Nous refusons tout net de payer, et le sympathique personnage qui tient la manche de ma sœur par la fenêtre ouverte menace de nous suivre pour vérifier que nous ne nous arrêterons pas sur les bords du lac. Un peu plus loin, impossible d’échapper au racket organisé si on veut se garer deux minutes pour prendre une photo : tous les cinq mètres quelqu’un se tient prêt à sauter sur les touristes pour leur faire payer le « parking ». Pour clore la journée en beauté, nous sommes suivis à Lovina par plusieurs rabatteurs à scooter qui nous attendent devant chaque porte d’hôtel pour nous emmener au leur. Nous finissons par en suivre un, et comprenons vite qu’il choisit en fait un hôtel au hasard auquel il demande une commission pour nous y avoir amenés. Il nous faudra une bonne journée de repos pour nous remettre et retrouver goût au voyage balinais.

Mais à côté de ça, Bali est le cadre merveilleux de vacances en famille privilégiées. Le standing de nos hébergements a fait un bond au plafond – merci maman – et nous dormons dans des endroits sublimes. Je découvre avec ravissement la cuisine balinaise : des mélanges d’épices, de la noix de coco sous toutes ses formes, l’équilibre entre le sucré et le salé, le doux et l’acide, le croquant et le fondant. Les plats de fête sont particulièrement réjouissants : une farandole de plats de viandes, de poissons et de légumes, parfumés l’un à la coco, l’autre à la citronnelle, le dernier au gingembre, où l’on ajoute des cacahouètes grillées, de la noix de coco râpée, des chips croustillantes et de la sauce au piment. On se sert plusieurs fois pour inventer à chaque tour un goût différent. Malgré le mauvais temps en cette saison des pluies, nous traversons des paysages magnifiques, rizières en terrasses sur fond de volcan, forêt vierge embrumée d’où surgit une cascade, plage noire brillante qui se découpe sur le ciel bleu foncé, panoramas interminables de verts craquants et de maisons traditionnelles au toit de chaume. Pas une construction en béton, y compris dans les villes et les villages. Et des gens qui sourient, des enfants qui crient bonjour, des regards étonnés, des rencontres drôles ou passionnantes ; des sourires et des sourires qui parlent, accueillent et remercient.

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Bali ne ressemble à aucun des pays que nous avons traversés. L’île est comme coupée du monde, et si la modernité est visible, elle n’a pas abîmé la culture et la spiritualité balinaise. Partout nous découvrons le souci du beau et de la perfection : dans leurs sculptures, leurs décorations éphémères en feuilles, leurs temples comme leurs beaux hôtels, les Balinais excellent dans l’art du décor et de la mise en place. Nous retrouvons comme partout le problème du plastique et des ordures sur les bords de route et dans les cours d’eau, certains habitants sont misérables et partagent des logements insalubres avec plusieurs autres familles, la société est divisée en castes qui entretiennent une inégalité parfois choquante. Mais à Bali, les gens vivent main dans la main avec les dieux, et les stands des marchés crasseux croulent sous des monceaux de fleurs.

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9 janvier 2011

Shopping à Kuala Lumpur

20 décembre 2010

Six mois de voyage, ça use, ça use… Avant d’arriver à Kuala Lumpur, nous ne parlions que de ça : shopping, nouvelles fringues, nouvelles chaussures ! Tristan a déjà repéré les centres commerciaux de la capitale malaise, tous plus gigantesques les uns que les autres. C’est pratique, ils sont dans le même quartier, le Golden triangle, où nous cherchons donc une guesthouse. Plus facile à dire qu’à faire : pour trouver une chambre correcte avec fenêtre il faut y mettre le prix… et le temps. Nous passons une première nuit dans un endroit hors de prix et peu engageant, et trouvons pour la suite une chambre à la Bintang Guesthouse, une charmante maison ancienne chinoise toute en bois avec une cour intérieure (Tristan soupçonnera ensuite qu’on peut aussi louer une fille avec la chambre…). Le premier soir, nous découvrons le quartier, animé, bruyant, rempli de restaurants chinois dont les terrasses en enfilade occupent la totalité du trottoir. Les cartes sont interminables, les tables couvertes de plats dont les gens laissent la moitié, à la mode chinoise : il faut manger beaucoup, commander trop, un moyen visible de signifier l’opulence et la richesse de celui qui invite. Un peu plus loin, on se croirait sur un petit Times Square. Enseignes au néon, gros cube où passent des publicités, gigantesque banderole McDonald où un hamburger géant nous souhaite de bonnes fêtes de fin d’année, rails du métro aérien… Ce quartier de Kuala Lumpur rivalise presque avec Shinjuku à Tokyo.

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Le lendemain, nous découvrons l’envers du décor. Les ruelles sont jonchées de déchets et l’air y est parfois irrespirable, les immeubles cachés derrière les buildings modernes ont des têtes de HLM, avec du linge qui dégueule des terrasses en béton, des bouches d’aération noires et de longues traces de moisissure et de saleté. Pourtant, on respire mieux qu’à Bangkok, sans doute moins de voitures, et on peut se promener à pied pour rejoindre un autre quartier, sans devoir traverser sur des passerelles des quatre voies au bruit assourdissant. Nous commençons notre journée shopping dans les petits centres commerciaux : le BB Plaza et ses tristes boutiques de souvenirs poussiéreux, puis le Lot 10 dont nous testons le « food court », où l’on trouve des stands de toutes les spécialités malaises et chinoises, et même un de saucisses hollandaises. Après avoir repris des forces, nous sommes près à attaquer un géant : le Berjaya Times Square. Il est composé d’un bâtiment principal, « Central », et de deux ailes de chaque côté : « West » et « East », sur une dizaine de niveaux. Un centre commercial multiplié par trois en quelque sorte. Autant vous dire que nous sommes restés coi un moment, avant d’oser prendre le taureau par les cornes. Comme les magasins ne sont pas classés par genre, nous avons passé la fin de la journée à arpenter les niveaux et à exercer notre œil de lynx pour repérer les boutiques de fringues et de chaussures à notre goût. Arrivés à l’étage du cinéma, nous sommes tombés sur le clou du spectacle : des cris m’ont fait lever la tête et j’ai découvert, construit le long des plafonds, un véritable « roller coaster », ou « grand huit » chez nous. Le Berjaya Times Square abrite un parc d’attraction… C’était l’endroit idéal pour se payer une place de ciné et aller voir avant tous les Français Tron Legacy, un joli objet visuel et technique qui vous en mettra plein la vue (et les oreilles, merci Daft Punk), en février.

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De temps en temps, nous les apercevons entre deux immeubles, elles ont l’air d’attendre qu’on leur rende une visite de courtoisie, ces jolies dames d’acier. Les tours Petronas. Les plus hautes du monde avant qu’on en construise une encore plus haute à Taipei en 2004. C’est fou ce qu’on peut créer avec 452 mètres de ferraille et des tonnes de boulons. Quand elles se sont éclairées, le soir où nous sommes allés les admirer depuis le parc en contrebas, je me suis mise à sautiller de joie, comme si elles avaient une vie propre et qu’elles me disaient bonjour. Le gigantesque a quelque chose d’euphorisant, comme quand on se penche pour la première fois de sa vie au-dessus du Grand Canyon. Nous les mitraillons de photos, le nez en l’air comme tous les gens autour, il y a même des bancs pour ceux qui ont peur du torticolis. Un grand bassin a été construit pour les enfants dans le parc, et les grands enfants que nous sommes ne se font pas prier pour mettre les pieds dans l’eau. A la nuit tombée, nous rejoignons le centre commercial construit en bas des tours, où les grands sapins bleus et argentés et Jingle Bells en fond sonore me rappellent que c’est bientôt Noël. J’ai toujours adoré les éclairages, les guirlandes brillantes et les vitrines de nounours qui bougent : je me sens comme une gamine en ouvrant des yeux ronds devant chaque vitrine. Pour une heure, après six mois d’abstinence et d’austérité financière, je me plonge avec délice dans la fièvre consommatrice et le désir d’acheter, les yeux remplis d’étoiles en aluminium et de lumières électriques. Heureusement que le lèche-vitrine me suffit, car entre Chanel, Yves St Laurent et Harrods, mon portefeuille met la queue entre les pattes. De toute façon il n’y a plus de place dans mon sac Quechua.

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Pour revenir à nos classiques, nous faisons un tour le lendemain dans les quartiers moins glamour de Little India et Chinatown. Comme à Georgetown, mosquées et temples se succèdent, avec parfois des touches d’architecture coloniale, comme cette église anglicane sur la « Merdeka Square », la « Place de l’Indépendance ». Une surprise nous attend au beau milieu du bitume : on a conservé près de cent hectares de jungle en plein centre de Kuala Lumpur. Des chemins balisés s’enfoncent dans un fouillis d’arbres et de feuilles géantes, dans le sifflement incessant des grillons asiatiques. En quelques minutes on perd de vue les façades en miroirs des gratte-ciels ; on se croirait dans la nature profonde où on aurait ajouté des bruitages d’automobiles lointaines. Peut-être ce poumon d’oxygène est-il la raison pour laquelle l’air de la capitale est plus respirable que celui de ses voisines asiatiques. En outre nous avons la chance de visiter Kuala Lumpur à un moment où il ne fait pas trop chaud.

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Le 23 décembre, nous avons un rendez-vous à ne pas rater. A l’aéroport de Denpasar, à deux heures de vol de Kuala Lumpur, nous retrouvons ma mère et ma sœur que je n’ai pas vues depuis six mois. C’est également la première fois que nous quittons le sol depuis notre départ de Paris. Nous sommes tristes de cette coupure dans notre lente et parfaite progression ; heureusement la récompense est à la hauteur du sacrifice.

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