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Carnet de gares
17 mars 2011

Inde, la couleur du voyage

2  février 2011

Les derniers jours à Java m’ont semblé une éternité. Nous sommes restés près de deux semaines à Yogyakarta, où presque tous les soirs les nuages qui se sont amassés au cours de l’après-midi crèvent tout ce qu’ils peuvent, formant des torrents d’eau dans lesquels nous devons patauger en tongs pour aller manger. Je ne saurais dire entre ce déluge ponctuel et l’incessante bruine glacée londonienne la pluie que je supporte le mieux. Le transfert à l’aéroport de Jakarta est un enfer. Partis de l’hôtel à cinq heures du matin, arrivés à l’aéroport cinq heures avant notre vol, parce qu’il ne faut jamais faire confiance à un Indonésien quand il donne une information de durée, d’horaire ou de distance. Nous volons quelques heures pour Bangkok, puis Delhi. Les jambes pliées en quatre, toujours les mêmes nuages par la fenêtre, nous retrouvons sans joie le monde aseptisé des vols internationaux, où personne ne vient vendre de la nourriture entre deux arrêts, où je ne peux pas m’endormir bercée par les cahots, où la vie est un peu moins intéressante.

J’avais presque envie de rester dans l’avion et de rentrer directement à la maison. C’est ce qui arrive quand on se rapproche de chez soi. Tout d’un coup, l’impatience grimpe. Nous passons notre première nuit en Inde dans un hôtel miteux près de l’aéroport. Je fais grise mine dans le taxi qui nous emmène le lendemain matin à Delhi centre. Une poussière dense  recouvre tout, les arbres ont l’air de fantômes dans la cendre, l’air est irrespirable à cause de la pollution. Je me détends en voyant les premiers saris. A notre grande surprise, nous avons presque froid. Il fait une vingtaine de degré, le vent souffle ; je ne pensais pas visiter un jour l’Inde emmitouflée dans un pull-over. Nous avons envoyé un mail à un hôtel près de la gare de Delhi (peu importe, ils nous disent qu’ils n’ont rien reçu, parce que rien ne se passe jamais comme on le souhaite dans ce pays). Le chauffeur veut nous laisser nous débrouiller seuls dans la cohue qui entoure la gare, au milieu des rickshaws jaunes, des vélos à banquette, des estropiés qui mendient et des rabatteurs pour les restaurants de tandooris. Je refuse tout net : j’ai l’impression que la ville est un grand zoo et qu’on va me lâcher dans la cage des animaux sauvages. Les façades carrées, liées les unes aux autres par un entrelacs de câbles électriques, sont couvertes de vieilles peintures écaillées. Il n’y a pas de bitume ; de la terre battue soulevée en nuage beige par tous les pieds qui la foulent. Nous faisons le tour du pâté de maison et finissons par trouver notre hôtel dans une rue un peu moins glauque que les alentours de Delhi Station.

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Je mets le pied dehors, et c’est le Voyage qui m’attrape à la gorge. Comme un coup de fouet, ces gens qui crient, ces bruits de klaxons, ces vêtements multicolores, ces naans brûlants qu’on lance du premier étage au rez-de-chaussée des restaurants. J’ai la tête qui tourne de sensations, je veux marcher dans les rues, me frayer un chemin au milieu de ces têtes brunes qui me scrutent, faire découvrir ses dents blanches au monsieur qui me vent un tube de dentifrice ayurvédique, avaler des pains trempés dans une sauce qui me brûle les intestins. Réchauffer mon cerveau embrumée de voyageuse, hurler de joie en découvrant que mon envie d’ailleurs est toujours bien présente, qu’elle me remue de l’intérieur, comme sans doute tous mes semblables perdus dans la foule – cheveux épars, vestes de coton criard, pantalons bouffants et mains peintes au henné. Il y a quelque chose chez les touristes d’ici ; on les voit mais ils se fondent dans le paysage comme s’ils le connaissaient déjà par cœur, comme s’il fallait, pour entreprendre un voyage en Inde, un pré-requis d’acceptation et de respect du mode de vie indien. On ne voyage pas en Inde comme on voyage en Thaïlande, à part à Goa et dans les Clubs Med peut-être – mais est-ce vraiment l’Inde ? On sait qu’on ne pourra pas zapper en rentrant toutes les images qui collent aux semelles comme les merdes des vaches sacrées. Tout le monde vous dit, quand vous voyagez : « l’Inde, on aime, ou on déteste ». Et croyez-moi, ce pays est dans toutes les conversations de voyageurs que j’ai eues de Berlin à Java ; pas un qui n’a pas d’avis sur la question. Et quand ceux qui y sont allés vous en parlent, ils ont des étoiles dans les yeux plus souvent que des larmes.

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A peine sortie de l’hôtel, je retrouve en vrac le bon et le mauvais, le sourire et la haine face à ces gens qui me frôlent, m’interpellent, me dégoûtent parfois.Une clocharde grasse et exubérante aux seins nus qui se parle à elle-même, les mendiants aux membres coupés, un homme allongé sur le trottoir que je ne regarde pas trop longtemps pour éviter de me rendre compte qu’il est mort là, comme un chien. Ou peut-être qu’il dort. Pour aller à la gare, on manque se faire écraser dix fois, on passe en zigzaguant devant des conducteurs qui nous hurlent à la gueule, on évite les porteurs de bagages qui essaient de vous les prendre de force quand vous payez le taxi. La queue est interminable et tout le monde tente de passer en premier ; nous nous dirigeons vers la pièce à l’étage réservée aux étrangers. Canapés défoncés et formulaires baveux, employés renfrognés qui parlent anglais avec un merveilleux accent qui roucoule. Pour la première fois du voyage, nous ne prendrons pas la troisième classe. Il faut être vraiment fauché pour avoir envie de passer des heures dans la cohue d’une troisième classe indienne. Et puis sans doute eux-mêmes sont gênés de votre présence, ils préfèrent vous voir en seconde ou en première, à votre place, avec leurs riches. Les disparités sociales sont si importantes en Inde qu’on peut choisir de voyager à l’indienne de mille et une façons. Dans un bouge plein de cafards, dans un palace cinq étoiles : vous êtes le milliardaire dans le quartier de la gare, mais dans d’autres coins vous devenez le dernier des pouilleux. D’ailleurs, certains Indiens semblent se sentir plus proches de nous que de leurs compatriotes : un étudiant à qui nous demandons notre route au retour d’Agra commence à l’expliquer au chauffeur en hindi, puis se ravise et nous parle en anglais. « Expliquez à votre chauffeur qu’il faut suivre ces panneaux », nous dit-il, alors que l’autre ne parle pas un mot d’anglais. Comparé au gouffre social qui sépare ces deux hommes, le problème de langage devient aussi insignifiant qu’une mince fissure.

Nous passons en tout trois jours à Delhi avant de rentrer à Paris. Nous nous sommes rapprochés de chez nous, mais j’ai l’impression d’avoir fait un bond dans un univers parallèle. La ville est tellement étendue que nous avons le temps de n’en voir qu’une infime partie. Dès que nous sortons de notre moyen de transport, si vétuste soit-il, il faut prendre une grande respiration et tenter de survivre. Au monde sur la route, puisque les trottoirs sont des extensions des boutiques qui y entreposent leur fatras, à la saleté répugnante, aux gens qui sont habitués à lutter contre la masse pour survivre et marchent comme s’ils étaient seuls dans la rue, aux odeurs de carcasses, de poules, de têtes de chèvre et de poissons éventrés… Et pourtant, dans ce quartier invivable, nous avons mangé le meilleur tandoori de notre vie, chez Karim, un restaurant historique caché dans une ruelle où Indiens et touristes se pressent pour avoir une place. Quand on lève la tête, on aperçoit parfois des façades à l’architecture noble, dont la poussière ne parvient à cacher les volutes fines et le rouge cramoisi qui rosit quand le soleil baisse. Et toutes ces femmes dans leurs tissus colorés brodés de sequins et de perles bon marché, qui même les mains dans la viande brillent de mille feux ; les pyramides d’épices qui vous font oublier un instant les égouts, les enfants et leurs immenses yeux disproportionnés sur leur corps maigrelets, les odeurs de curry et de pain chaud. La vie, bouillonnante et extravagante de la ville qui vous marche sur les pieds. On ne voyage pas en Inde ; c’est l’Inde qui vous voyage.

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